Un jour viendra où je me pencherai sur cette névrose que j’ai, de me sentir l’envie d’écrire dès que le train démarre. En attendant, j’en use et j’en abuse. Troisième train, troisième texte. Les gens se souhaitent la bonne année à tout va, certains ont probablement l’impression que des nouveautés les attendent au tournant, qu’une page du moins vient d’être tournée. Alors que dans mon esprit, l’année a commencé il y a un mois exactement. Au moment où soudain, tout le monde s’est mis à parler allemand et à refuser ma carte bleue. Où les métros se sont enfin décidés à circuler la nuit, et où les marques de vêtements sont devenus green et fair. J’ai cette étonnante impression qu’il y a un mois, mon monde est devenu allemand, sans que j’ai moi-même réellement bougé. Rapidité de la transition et proximité européenne y sont pour quelque chose : tout est semblable, et tout est différent. Seule je reste la même. Qui répète inlassablement d’où je viens ce que je fais où je vais. Qui raconte les mêmes histoires à chaque nouvel inconnu (j’ai traduit toutes mes bonnes blagues en allemand, je ne vais pas non plus aller en inventer de nouvelles, je n’ai pas le temps). Qui consulte des plans, déplie des prospectus, griffone des programmes et ne les respecte pas. Qui tombe de sommeil en plein après-midi, engouffre un bretzel et repart de plus belle. Pourtant, heureusement, joyeusement, magiquement, les bretzels n’ont pas tous le même gout. Et le film du quotidien s’enrichit de saveurs et de couleurs différentes. Les prospectus ne sont pas tous les mêmes, et parfois, les programmes sont respectés. Un mois d’Allemagne, et je suis déjà tombée amoureuse si souvent des gens rencontrés qu’il a bien fallu imaginer de nouvelles anecdotes pour partager toujours plus de choses, et parce qu’étonnamment, tout le monde ne me répond pas toujours la même chose. Chaque être humain serait donc unique ? C’est incroyable. Tonalités plurielles et rencontres variées me réinventent. Seule je reste la même, vraiment ? C’est non seulement pompeux et narcissique, mais surtout assez faux.
Les nouveautés s’accrochent à ma peau, chaque petit coin paumé se trouve une place au fond de mon souvenir, j’emporte ici et là des cartes de visite, des numéros, des sourires, des parfums. Des histoires, des accents, des prénoms. Des regards, des gestes, des habitudes, des surprises, des conseils, des rires, des couleurs, des textures. J’emporte ici et là tant de choses qui me font devenir une autre moi. Je me souviens de l’image à laquelle ma détresse pré-départ rêvait si souvent : une ville immense, aux grandioses façades de verres, et ma petite silhouette en train de s’y balader. C’était Hamburg, et je ne le savais pas. Et le bonheur que cette image incarne, ce n’est pas la découverte sur le papier d’une ville architecturalement fantastique, mais le vent qui souffle en soi lorsqu’on se sent gonfler de toutes ces nouvelles découvertes. La conviction soudaine que l’on pourrait voler tant ce vent nouveau est puissant. Liberté j’écris ton nom. Et j’ose dire que seule je reste la même. Quand je suis plus vieille d’un mois et de mille images.
Pouvoir accoucheur de l’écriture, qui te fait réaliser ce dont tu n’avais aucune idée. Le tourbillon de ce voyage, opaque tourbillon tournant et retournant sur lui-même, mais ne se déplaçant pas, se nourrit de ces milles images. Tourbillon bien plus que long traveling car je n’ai pas l’impression de quitter un lieu pour aller vers un autre. Même le train, incarnation parfaite de ce que doit être un voyage d’un point à un autre, ne parvient pas à me faire imaginer autre chose. Les villes dont je me suis éloignée, les gens que j’ai quittés, les affaires que j’ai abandonnées, ne sont pas derrière moi, mais là, quelque part dans un monde parallèle qui m’appartient. Et qui ne tient qu’à moi de retrouver quand je le souhaite. D’ailleurs, je retourne à Cologne pour le week-end. Art de Yasmina Reza y est jouée, et j’ai un musée ethnologique à découvrir. En attendant, un type de la Deutsche Bahn se balade dans le train en proposant des bretzels. On est l’après-midi, je tombe de sommeil. Et une nouvelle saveur, une. Pour repartir de plus belle.